JIN PING MEI

JIN PING MEI
JIN PING MEI

Le Jin Ping Mei , roman-fleuve de la fin du XVIe siècle, en cent chapitres, se range parmi la demi-douzaine de chefs-d’œuvre de la littérature romanesque chinoise en langue vernaculaire. Ouvrage anonyme auréolé d’une réputation pornographique, noir et burlesque, érotique et satirique, il reste largement tributaire des conventions de la narration orale. En dépit de son caractère composite, il présente une texture d’une finesse et d’une unité sans précédent en Chine dans une œuvre de cette dimension. Jamais les ressources de la langue populaire n’ont été exploitées avec une égale maîtrise. Admiré ou réprouvé, ce livre plein de fiel n’a pas cessé d’inspirer les écrivains et de fasciner les lecteurs: le premier grand roman de mœurs chinois reste inégalé.

Le titre est à double entente: «Prunier dans le vase d’or», évocation de luxe et de luxure; c’est en fait une allusion à trois des personnages féminins du roman, Pan Jinlian (Lotus d’Or), Li Pinger (Vase) et Chunmei (Prunier au Printemps), respectivement les cinquième et sixième concubines de Ximen Qing, et une servante de Lotus d’Or.

La vie privée d’un homme d’affaires polygame

Le Jin Ping Mei se greffe sur un épisode du Shui hu zhuan (Au bord de l’eau ), le fameux roman populaire qui chante les exploits d’une bande de hors-la-loi. Wu Song, qui vient de tuer à poings nus un tigre, rejoint son frère, avorton incapable de satisfaire sa jeune et jolie épouse, Lotus d’Or. Repoussée par son loyal beau-frère, elle se donne à Ximen Qing, apothicaire amateur de femmes, tyranneau rusé et redouté. À l’instigation de l’entremetteuse, tenancière de la maison de thé voisine, l’adultère se débarrasse par l’arsenic du mari alerté. Rentrant de mission, Wu Song tue les trois responsables de la mort de son frère. Dans le Jin Ping Mei , il échoue, est condamné à l’exil pour le meurtre d’un fonctionnaire subalterne soudoyé par Ximen Qing et ne reviendra venger son frère qu’au 87e chapitre. Entraîné par l’insatiable Lotus d’Or à prendre une dose excessive d’aphrodisiaque, Ximen Qing, déjà affaibli par ses excès, aura trouvé la mort dès le chapitre 79. La partie principale du roman rend compte d’une période d’à peine plus de quatre ans (1114-1118), à l’époque de la fin des Song du Nord dont maint écrit s’est complu à décrire la corruption.

Sauf quelques voyages épisodiques, tout se passe dans une ville moyenne du Shandong, non loin du Grand Canal, qui connaissait au XVIe siècle une intense activité commerciale, favorisée par le trafic entre Pékin et les riches régions du Sud-Est. On ne quitte que rarement la luxueuse résidence que Ximen Qing a fait agrandir en épousant, à titre de sixième concubine, la riche voisine qu’il avait conquise avant même son veuvage. Jeune, élégant et généreux, l’amant dispose d’un petit arsenal d’instruments qui attachent celles qui l’ont attiré. La réussite des entreprises commerciales et financières de Ximen Qing repose aussi sur des appuis extérieurs. Allié par son gendre à un personnage bien en cour, il sait cultiver la bonne volonté des autorités locales. Des cadeaux substantiels lui gagnent opportunément les bonnes grâces de l’homme alors le plus influent auprès de l’empereur, Cai Jing (1047-1126): il échappe ainsi de justesse aux conséquences de la disgrâce de son parent par alliance et devient intendant judiciaire. De lucratifs abus de justice sont couverts en haut lieu. L’apothicaire devient un brasseur d’affaires qui sait dépenser. Ses boutiques se multiplient et se diversifient. Il se livre à ses plaisirs et à ses affaires sans scrupule ni compassion. Cinquième concubine, Lotus d’Or, dévorée de jalousie, sème la zizanie et pousse le mari à de révoltantes machinations, tout en songeant à se consoler avec le gendre de la relative négligence d’un homme aussi occupé, car il ne dédaigne pas d’ajouter à des amours ancillaires les femmes de ses employés. Quand Vase, la sixième concubine, aura enfin donné un garçon à Ximen Qing, Lotus d’Or n’aura de cesse qu’elle n’ait provoqué la mort du bébé, bientôt suivie de celle de sa mère inconsolable. La femme principale, l’un des rares personnages désintéressés du roman, se renfermera longtemps dans un silence systématique à l’égard d’un mari qu’elle désapprouve. Elle fera néanmoins en sorte d’en avoir un enfant. Après la mort de Ximen Qing, qui avait été durement affecté par la perte de son premier fils et de Vase, le conteur nous fait assister, au cours des vingt derniers chapitres, à la désagrégation de sa maison et de sa fortune, consommée par l’invasion barbare de 1127.

Un trésor de la littérature populaire

La fin du roman, où l’action se précipite, n’a pas les mérites de la partie principale qui conte à loisir une vie de luxe et de luxure. Les vêtements, les parures et la nourriture y accaparent autant l’attention que les détails du comportement sexuel, ce qui distingue le Jin Ping Mei des romans pornographiques qui l’ont précédé ou suivi. Le conteur s’est résolument détourné de la littérature classique traditionnelle pour mettre à profit le goût pour les connaissances encyclopédiques de la littérature populaire de son temps. Les dialogues, caustiques, drus et savoureux, exploitent à fond la rhétorique de la langue orale. On y relève des centaines de proverbes. Dans la trame du récit, agrémenté de chansons populaires, souvent à double entente, s’intègrent en outre des histoires drôles et des emprunts au théâtre et à divers genres narratifs.

Un livre prohibé cent fois publié

En dépit de ces procédés propres au conteur professionnel et de cette absence caractérisée de toute influence de la «grande littérature», on a longtemps cru que l’auteur était quelque lettré de renom sans jamais avoir trouvé le moindre indice permettant un choix parmi la demi-douzaine de candidats possibles. En fait, les erreurs de composition s’expliquent mieux par l’hypothèse d’un stade de formation orale (Pan Kaipei, 1954; Torii Hisayasu, 1964), ce qui n’exclut pas le rôle individuel d’un conteur professionnel, créateur de génie. Les aspects scabreux du roman n’infirment nullement une telle hypothèse, s’il est vrai qu’il existait, depuis le début du XVIe siècle au moins, une tradition de narrations burlesques fort osées (Pan Kaipei; A. Lévy, 1969).

Une allusion aux haras impériaux impliquerait que le roman n’ait pu être composé qu’après 1568. Il est établi qu’une partie au moins circulait déjà sous forme de manuscrit en 1595 (Hanan, 1962). De copie en copie, il attendra plus de vingt ans avant d’être imprimé, des incohérences trahissant la jonction maladroite de divers fragments.

La plus ancienne édition connue, intitulée Jin Ping Mei cihua , a paru en 1617. C’est certainement la plus proche du manuscrit original où manquaient, semble-t-il, les chapitres 53 à 57, maladroitement et diversement restitués par les éditeurs. On jugera du succès immédiat obtenu par le roman en constatant que les trois ou quatre exemplaires retrouvés présentent des variantes qui attestent maintes rééditions. Une vingtaine d’années plus tard paraissait un texte réaménagé: épisode de Wu Song élagué et placé après la présentation de Ximen Qing et de ses amis, allègements divers et remplacement d’un grand nombre de pièces versifiées. Ainsi se trouvait quelque peu atténué le caractère populaire et subversif du roman au profit de son aspect licencieux. C’est ce texte, dont on connaît une dizaine d’éditions anciennes, qui a servi de base au texte établi en 1695 et commenté par Zhang Zhupo. Cette version, qui a régné sans partage jusqu’en 1933 à travers d’innombrables rééditions, a été traduite presque intégralement en 1939 par Clement Egerton (The Golden Lotus ) et de façon excellente grâce à la collaboration de l’écrivain et humoriste Laoshe, pseudonyme de Shu Qingchun (1899-1966).

Du poison à chaque page?

Depuis la fin du XVIIe siècle s’était accréditée une ingénieuse légende qui faisait du roman maudit l’œuvre de la piété filiale: l’auteur présumé, Wang Shizheng (1526-1590), aurait passé quinze ans sur le manuscrit pour l’offrir, après en avoir enduit les pages de poison, à celui qui avait entraîné la mort de son père. Si le roman est resté vingt ans en manuscrit alors qu’entre autres Dong Qichang (1555-1636), l’illustre peintre, le trouvait «excellent», et que Yuan Hongdao (1568-1610), l’éminent écrivain, en faisait d’emblée une sorte de «classique», c’est qu’ils jugeaient dangereux pour le vulgaire ce qui était bon pour eux. À cet égard, rappelons la formule du préfacier de l’édition de 1617: «Qui, à cette lecture, éprouvera de la compassion, est un bodhisattva; le junzi confucéen (celui qu’on appellerait en français «homme de qualité» ou «honnête homme») en ressentira de l’horreur; les gens de peu s’en amuseront, mais ceux qui auraient envie de les imiter, ce sont des bêtes!»

Dès avant 1618, le Jin Ping Mei avait suscité une suite, perdue. Celle de Ding Yaokang, composée vers le milieu du siècle, associe l’érotisme à l’édification. Elle a été traduite en allemand par Franz Kuhn, Blumenschatten hinter dem Vorhang (1956), à son tour traduite en anglais, puis en français, Femmes derrière un voile (1962).

Le Hong lou meng (Le Rêve du gynécée ), paru près de deux siècles plus tard, peut être considéré comme une sorte d’anti-Jin Ping Mei dont on a su détailler concrètement l’influence. Au Japon, le prolifique Bakin (1767-1848) en a rédigé une adaptation et s’en est inspiré dans l’un de ses romans. Le dernier en date des écrivains qui semblent redevables au Jin Ping Mei doit être Jonathan Quayne, dont The English Concubine a paru à Londres en 1968.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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